Rachat Microsoft-Yahoo ! : les développements du vectorialisme
Ce 1er février 2008, Microsoft a proposé de racheter Yahoo ! pour la bagatelle de 44 Milliards de dollars et quelques brouettes [1]. Cette course à la concentration devrait permettre, selon Steve Balmer des "économies d’échelles", des "compétences technologiques mises en commun", "une efficacité opérationnelle via l’élimination des coûts redondants" [2] et la "possibilité d’innover dans l’expérience utilisateur" [3]. C’est l’occasion pour le géant de Redmond de faire main basse sur des compétences et des technologies (comme del.icio.us ou flickr) qu’il peine à mettre, seul, en oeuvre. C’est aussi un moyen d’écarter Zimbra, concurrent open source à Exchange, acheté 350 Millions de dollars, et dont l’avenir est bien incertain. Enfin, et cela n’est guère rassurant pour l’internaute, la somme mise sur la table vise essentiellement à renforcer la position de "régie publicitaire globale" et de concurrencer Google sur ce marché et donc celui de la base de données des intentions [4].
Hervé le Crosnier [5] revient sur cet annonce de rachat et nous rappelle que le fossé se creuse entre les millions personnes qui peuplent internet, ce nouveau continent, et la concentration des sociétés qui souhaiteraient en obtenir le contrôle.
La nouvelle vient de tomber ce vendredi midi : Microsoft vient de faire une offre de 44,6 Milliards de dollars pour Yahoo !
Bon moment pour capturer dans ses filets un Yahoo ! en perte de vitesse et surtout en manque de stratégie (l’offre précédente, en mai dernier portait alors sur 50 Milliards de dollars. -10% en huit mois). Yahoo ! vient de licencier, et sous la forme discrète des communiqués économiques, Microsoft, prévoit de dégraisser encore ("la fusion des entreprises créerait des synergies permettant d’économiser unmillion de dollars par an").
Pour autant, ce deal est loin d’être ni acquis (depuis deux ans que l’on en parle, l’échéance est toujours repoussée), ni facile (la culture des deux entreprises est largement différente, ce qui rendra vraisemblablement la fusion peu efficace).
L’offre de Microsoft est néanmoins significative des divers mouvements des principales plaques tectoniques de l’internet dans la situation actuelle. Ceux que j’appelle les "vecteurs", dont le métier principal est d’organiser de grandes banques de données des "intentions" de leurs usagers (le terme est de John Battelle). Revendre vos intentions à l’industrie de l’influence est, depuis le succès de Google et la croissance à deux chiffres de la publicité sur internet, le moteur principal, tant des innovations techniques que des stratégies de rachat des firmes.
Dans le domaine publicitaire, la mobilité est une grande force. Rien n’est plus sensible à "l’air du temps" que la publicité. Une entreprise jeune comme Google y trouve plus de place que Microsoft, ou même Yahoo ! qui a rop essayé de décalquer le modèle des médias autour de sa stratégie de "portail" (pour ne point parler de AOL, autre opportunité pour Microsoft).
La publicité "comportementale" en vogue, qui s’appuie sur la catégorisation des individus et l’insertion de l’influence dans le coeur même de l’information, favorise les méthodes "dispersées" plutôt que les stratégies de masse. Google, avec ses "adSense" proposées dans des millions de blogs peut jouer ce modèle, là où le succès de Yahoo ! reste attaché à la fidélité (comportement de relation aux médias) des lecteurs pour ses "services en ligne" (de la vidéo à la musique ou au shopping bien plus que la recherche documentaire). C’est aussi, dans le même registre, une opportunité qui pourrait permettre à eBay de surmonter sa crise et de s’ouvrir comme véritable "vecteur" et non plus seulement "place de marché".
"Dis-moi ce que tu achètes, et je te montrerai ce que tu achèteras" est le crédo actuel, qui remplace la logique de "renforcement des marques". C’est une stratégie adaptée au pilotage à court terme qui semble s’emparer de l’économie mondiale (répercussion de l’inflation chinoise, fin des produits à très bas coût et prise de conscience, certes fragile, mais réelle, des dangers de l’externalisation des coûts écologiques). Vendre maintenant, pour avoir les moyens de tenir la traversée du désert et rebondir sur les marchés à haute valeur ajoutée du futur ("nous avons gagné de l’argent à réchauffer la planète, nous en gagnerons à la refroidir"). Ce court terme induit néanmoins des concentrations économiques et des opérations techniques de grande ampleur, à la hauteur du saut vers l’inconnu que représente le numérique.
Si la stratégie est risquée pour Microsoft, notamment en raison de l’opposition "personnelle" de Jerry Yang, le fondateur de Yahoo !, elle semble néanmoins la seule possible. Il faut pour toutes ces entreprises surfer sur la vague de la publicité "contextuelle" et étendre son modèle aux autres médias.
Le centre de recherche sur la publicité AdLab de Microsoft n’a guère produit de nouveautés en ce domaine, se contentant de la géolocalisation, au départ appuyée sur la connaissance des usagers de Microsoft par le biais de leur système d’exploitation, mais depuis rendue accessible à tous par l’usage des numéros IP et des cellules de GSM. De son côté, Yahoo ! a acheté à tour de bras les entreprises innovantes pour insérer de la publicité "évolutive" (i.e. différente en fonction du nombre de fois où l’utilisateur aura vu la même promotion) ou la contextualiser dans les médias continus, comme la vidéo et la musique (rachat de BlueLithium en août 2007, Right Media en mai 2007, ouverture d’un service de musique financé par la pub en janvier 2008...)
Pendant ce temps, Rupert Murdoch se frotte les mains. Sa stratégie de partir des empires des médias pour gagner l’internet (rachat de Ask, le moteur de recherche, après celui de MySpace, le réseau social, puis actuellement stratégie d’ouverture des API aux développeurs externes, MySpace suivant le chemin de Facebook). Le Wall Street Journal lui permet de jouer sur les deux tableaux : un accès premium payant (qui pourrait se passer de la manne des revenus réguliers de l’abonnement des entreprises à ce journal ?) et l’attraction d’un nouveau public par des extraits gratuits financés par la pub.
Ce marché de la publicité numérique est aussi assez majeur pour suggérer une ré-orientation des entreprises de ce secteur. Ainsi Publicis, dont la filiale Digitas vient de racheter "Communication Central Group" une des principales agences chinoises pour produire à bas coût (tant que ça dure) des publicités déclinées pour suivre le mood des lecteurs, tel qu’il est défini par ce qu’il consulte. Et aussi pour ouvrir le "marché chinois, russe ou brésilien", dont les économies en plein boom vivront avec une publicité "directement numérique, au travers des mobiles et de l’internet".
N’oublions pas non plus l’activité multisectorielle des opérateurs de télécoms : devenir vecteur quand on maîtrise déjà une "économie de compteurs" semble une opération doublement gagnante... même si l’investissement technique représente un gap important : avoir un moteur de recherche adapté au web, mais aussi, et certainement surtout, aux médias (vidéo et son) et au mobile (présentationadaptée, doublée de la gélocalisation et de l’échange par auto-reconfiguration de réseaux sociaux de proximité - "twitter like"). De ce point de vue, la relance du moteur de Orange en décembre dernier ne remplit pas toutes les conditions. Alors que le site d’Orange est le troisième site le plus visité en France, son moteur culmine entre 1 et 2 % des recherches...
Ajoutons aussi que la constitution de vecteurs qui peuvent disposer à la fois des revenus publicitaires, de la maîtrise des contenus et, même si on n’en parle pas assez, de l’autonomie de leurs infrastructures (serveurs et de plus en plus réseaux) fait par ailleurs peser le risque d’une balkanisation de l’internet.
Le débat sur "la neutralité du réseau" a suscité chez les grands vecteurs, qui ont pris la tête de la campagne, la volonté de s’affranchir des "common carriers" qui ont fait le succès de l’internet (construction coopérative, chacun apportant sa contribution au réseau global, ce qui a permis, malgré les nombreuses annonces catastrophiques, de rendre très rares les phénomènes d’engorgement).
Le projet annoncé puis repoussé, puis ré-annoncé d’un "GooglePhone" et d’un réseau mobile autonome est un indice que ce fer reste sur la forge, prêt à servir. D’autant qu’il pourra s’appuyer sur la multiplicité des "data centers" de Google aux quatre coins du monde (aujourd’hui les pays asiatiques sont en concurrence pour accueillir le prochain...). Une stratégie d’implantation de centres serveurs et d’un backbone autonome que suit aussi Amazon, même si son activité de "libraire en ligne" n’a pas besoin d’une telle capacité de calcul (aujourd’hui, c’est l’usage des web services, en attendant la diffusion de la musique, qui est devenu principal au sein du réseau de Amazon).
Bref, la bataille des gros bras des industries convergentes, dont la fusion (ou l’OPA inamicale) de Microsoft et Yahoo ! telle qu’annoncée ce matin est l’indice du jour, doit nous rappeler que l’internet est à la fois le produit de l’investissement personnel, non-marchand des millions d’internautes, qui le nourrissent en données et en idées, et aussi le produit de l’investissement bien matériel, en espèces sonnantes et trébuchantes, pour obtenir le contrôle des "vecteurs", mélange détonnant de contenus et de tuyaux, d’une économie de dispersion multicentre et de la concentration des petites rivières, de la vente d’espace (publicitaire) et de la construction d’un espace réseau (matériel)...
Pas seulement un nouveau modèle économique, mais bien une économie entière qui ré-organise le monde des informations, de la communication... mais surtout demain le monde de la production et l’organisation de la vie publique. Avec de nouveaux béhémots industriels capables de dessiner à la place des citoyens les formes de "régulation" et de contrôle... si nous n’y prenons garde.
Hervé Le Crosnier
Caen, le 1 février 2007 - licence Creative Commons by-nc
[1] Ah ? on me souffle à l’oreille que ça fait quand même 600 Millions de dollars de brouettes...
[2] Précisons que Yahoo ! venait d’annoncer la suppression de 1 000 emplois
[3] Merci, mais côté expérience utilisateur, je vais garder mon Firefox. Ceci dit, c’est bien le genre de Microsoft d’aller racheter les bonnes idées et les bons cerveaux où ils se trouvent.
[4] Décrite dans le détail dans "The Search", par John Battelle, qui figure dans la bibliothèque de geek de Tristan Nitot, c’est dire.
[5] Conservateur de bibliothèque de formation, Hervé le Crosnier est maître de conférences à l’Université de Caen depuis 1995, où il enseigne les technologies de l’internet. Sa recherche porte principalement sur les relations entre le développement conjoint de l’Internet et de la société, dans un double questionnement de l’organisation et de l’accès libre à l’information. Il est l’auteur de nombreux articles comme le récent "Désintermédiation et démocratie : quelques questions dans le domaine culturel" (PDF). Il a animé depuis le SMSI en octobre 2003 le blog des Cents petits papiers et il est également le créateur de la liste de diffusion biblio-fr destinée aux professionnels des bibliothèques, du livre et de la documentation.
Sources et approfondissement
- Microsoft Bids $44.6 Billion for Yahoo The New York Times, 1 février 2008
- With Yahoo deal off, what next for Microsoft ? By Elizabeth Montalbano, IDG News Service, 05/08/07
- It’s an Ad, Ad, Ad, Ad World By Louise Story ; The New York Times, 6 août 2007
- "Avec Smart Ads, Yahoo veut créer des publicités à la volée" Estelle Dumout, ZDNet France, 4 juillet 2007
- Sur l’impact de l’internet sur le mode de production, y compris des biens matériels, voir le site de la P2P Foundation
- Le mémoire d’Hervé Le Crosnier qui parle (entre autre..) de la notion de vectorialisme Réseau, bibliothèques et documents numériques : architecture informatique et construction sociale
En ce domaine, la lecture de la science-fiction est toujours une pratique qui ouvre les yeux :
- Cory Doctorow : EnGooglés (à lire absolument et traduction de Scroogled)
- Neal Stephenson - Le Cryptonomicon - Payot SF (3 tomes)
Photo illustrant cet article : Microsoft is taking over Yahoo ! de Gnal sous licence CC by. Notez l’ironie : cette photo fait partie d’un "pool" "MICROSOFT : KEEP YOUR EVlL GRUBBY HANDS OFF OF OUR FLICKR regroupant plus de 600 utilisateurs de flickr mécontents de l’offre d’achat...
Commentaires
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Rachat Microsoft-Yahoo ! : les développements du vectorialisme , le 25 mai 2009 par RedGuff (0 rép.)
Rachat Microsoft-Yahoo ! : les développements du vectorialisme , le 14 mai 2008 par Dotcom (0 rép.)
Rachat Microsoft-Yahoo ! = licienciements , le 6 février 2008 par Dominiq (2 rép.)
des "économies d’échelles", des "compétences technologiques mises en commun", "une efficacité opérationnelle via l’élimination des coûts redondants"
J’espère que tout le monde comprend bien que ce sont des licenciements, des personnels jetés aux oubliettes et quelqu’un a-t-il compter combien on paye d’années de smic rien qu’avec les brouettes ?
Comment vous conciliez cette admiration pour Microsoft, Google, Yahoo et les autres, avec les options du logiciel libre ?
Rachat Microsoft-Yahoo ! = licienciements , le 7 février 2008 par programaths
Titre ambigüe pour les programmeurs chez qui " !=" signifie différent ;-)
« Rachat Microsoft-Yahoo ! = licienciements »
Rachat Microsoft-Yahoo ! = licienciements , le 7 février 2008 par Dominiq
!= Humour ?Rachat Microsoft-Yahoo ! : les développements du vectorialisme , le 5 février 2008 par thierry (0 rép.)
Rachat Microsoft-Yahoo ! : les développements du vectorialisme , le 4 février 2008 par spifou (1 rép.)
Rachat Microsoft-Yahoo ! : les développements du vectorialisme , le 6 février 2008 par pyg
corrigé, merci :)Rachat Microsoft-Yahoo ! : les développements du vectorialisme , le 4 février 2008 par titib (0 rép.)
« Microsoft peut-il maintenant essayer d’exercer son influence néfaste et illégale sur l’internet, comme il l’a fait sur le marché des PC ? Alors que l’internet repose sur l’innovation, Microsoft a fréquemment mis en place des monopoles propriétaires dans tel ou tel domaine, qu’il a, ensuite, utilisé pour étendre sa domination sur des marchés voisins ».
« Est-ce que l’acquisition de Yahoo permettra à Microsoft d’étendre ses pratiques injustes utilisées dans le domaine des systèmes d’exploitation et des navigateurs à l’internet ? En plus Microsoft et Yahoo possèdent un nombre incroyable de comptes de messageries instantanées et de courriers électroniques ».
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