Vaincre la peur du libre
A Framasoft, nous appelons souvent à utiliser des logiciels libres en lieu et place des logiciels propriétaires, quand l’alternative existe et qu’elle est qualitativement comparable. Le système d’exploitation n’étant finalement qu’un logiciel (presque) comme les autres, le but (in)avoué de la démarche reste de voir les internautes tenter la migration vers Linux.
Pourtant, tout n’est pas si simple, et il existe sans doute des blocages autres que techniques empêchant certaines personnes de franchir le pas. L’aspect psychologique et l’accompagnement lors de la migration sont des points à ne pas négliger, comme nous l’explique "Biblio". [1]
La migration des utilisateurs vers le logiciel libre n’est pas aussi simple qu’une installation. Bien que certains sites, tels Framasoft, la promeuvent d’une manière didactique, cette démarche souvent décrite comme initiatique reste anxiogène. Si l’on file la métaphore du peuple migrateur, on comprendra bien aisément les réticences du jeune poussin qui vient d’ouvrir les yeux sur le monde qui l’entoure. Comment convaincre les oisillons de faire le grand saut, comment dissiper dans leur esprit la peur, l’incertitude et le doute que provoquent une telle perte de repères ? Comment leur décrire à quoi ils doivent s’attendent sans nécessairement leur promettre des lendemains qui chantent ?
L’anxiété de la découverte
L’initiation à l’outil informatique est souvent une frustration : celle ne de pas connaître son fonctionnement, celle de déambuler dans un environnement qui ne nous est pas familier. L’ordinateur a son propre fonctionnement, tellement logique qu’il en est déroutant : il n’est pas intuitif comme nous pourrions l’être. Il nous paraît aujourd’hui évident de trouver le bouton enregistrer dans le menu fichier d’un traitement de texte, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Combien de jours, de mois, voire même d’années avant que nous nous familiarisons avec l’outil informatique, et encore ! il ne s’agit que d’un environnement la plupart du temps : Windows, de la société Microsoft.
Faisons un parallèle entre l’ordinateur et la voiture. Lorsque l’on achète une voiture de tourisme, il nous faut un certain temps avant de se découvrir des repères : quelles sont ses réactions, ses faiblesses ? Comment puis-je faire ceci ou cela ? Les réponses à ces questions viennent avec le temps passé à la conduire. La découverte est déroutante certes, mais on s’y fait. Si l’on invite un ami à conduire notre voiture, et qu’il ne la connait pas, on constatera ses tatonnements et ses incertitudes telles que nous les avons connues.
L’importance de la relation humaine dans la migration
Imaginons maintenant que nous devions changer de voiture : nous serions à nouveau confrontés à une situation de découverte plutôt anxiogène, et ce, malgré les affirmations entendues ça et là sur la sécurité accrue de ce modèle, sa vélocité, sa puissance, etc. Cette situation est strictement identique dans le cas d’une migration informatique, aussi minime soit-elle. Faire découvrir Mozilla Firefox à quelqu’un qui n’a jamais connu qu’Internet Explorer risque dans un premier temps de le destabiliser : mais sa réaction finale sera grandement conditionnée par celui ou celle qui lui fait découvrir.
Un initiateur peu didactique et peu patient laissera à « l’aventurier malgré lui » un souvenir désagréable voire cuisant, et à l’inverse, un guide attentionné et délicat saura faire passer la pilule. Il en est de même pour l’amour et la sexualité : un(e) premier(ère) partenaire sensible, patient(e) et attentionné(e) sera le gage d’un souvenir bien meilleur que celui d’un(e) amant(e) bourru(e) et peu soucieux(euse) de l’autre. Le succès relatif, c’est-à-dire la réaction de l’aventurier, sera quant à lui déterminé par sa disposition à la découverte de l’inconnu. On voit ainsi que la réussite d’une migration réside dans la capacité du tandem à comprendre les attentes de l’un et de l’autre.
Aussi, une migration violente, aussi légitimée puisse t-elle être, sera à coup sûr un échec : les utilisateurs se sentiront perdus, seuls, laissés pour compte dans un environnement qui leur est étranger, et avec des éléments qu’ils ne maîtrisent pas. Ils prendront en horreur leurs nouveaux outils qu’ils ne comprennent pas, justement parce que personne n’a pris la peine de considérer leur situation. Ils font partie du décor alors que ce sont les acteurs principaux de la pièce. Une migration violente va à l’échec, parce qu’elle oublie le principal facteur de l’équation : le facteur humain.
Cette peur de la nouveauté, de la découverte, et de l’incertitude de la démarche à accomplir n’est pas propre à la migration informatique : la migration sur un autre territoire est tout aussi anxiogène pour les populations qui la réalisent. Quitter un environnement familier est toujours difficile, comme il est difficile d’emprunter un chemin qui nous est inconnu mais dont on nous dit qu’il est équivalent : aussi difficile soit l’environnement familier, notre esprit fait abstraction des obstacles et les contournent.
La nécessité d’une démarche éthique
Aussi, remettre en cause une évidence est une démarche difficile et délicate à effectuer : une démarche dialectique telle que le préconisait Socrate n’est pas toujours adaptée, car les rapports humains ne tolèrent pas nécessairement l’acceptation d’un rapport maître-élève. Nous sommes d’autant plus fiers des quelques connaissances que nous avons que nous serions peu enclins à les remettre en cause. Un utilisateur maîtrisant à peine son environnement Windows ne sera pas forcément prêt à s’entendre dire qu’il est imparfait, vu les efforts qu’il a fourni.
La migration nécessite un recul, aussi bien de ceux qui la proposent que de ceux dont on veut qu’ils l’effectuent. La remise en cause du vraisemblable doit être suggérée pour que l’utilisateur s’approprie la question selon sa méthode de raisonnement, et en fasse son propre questionnement. Si un utilisateur exaspéré demande ce qu’il peut faire contre les virus qui envahissent son système, il n’attend pas qu’on lui réponde, soit que c’est inhérent à son système, soit qu’un autre système ne présente pas un tel inconvénient. Il faut répondre honnêtement à la question posée.
Celui qui suggère la migration doit lui aussi se remettre en cause :
- Quelle est la nature réelle de ma solution ?
- En quoi serait-elle plus satisfaisante que la précédente ?
- Mon choix est-il motivé par la situation du migrateur ?
Cette réflexion critique sur le sujet pensant est un préambule nécessaire à toute réflexion sur l’action, l’éthique. Ainsi disait Socrate : « Connais-toi toi-même. » Cela aura pour effet de clarifier ses pensées, de dégager des notions essentielles et intrinsèques aux raisons de la migration, et d’inscrire sa démarche dans une volonté d’honnêteté intellectuelle. Le migrant y sera sensible, et verra dans l’intention de l’incitateur à la migration le désir d’apporter une aide concrète à sa situation propre.
Extériorisation de la démarche épistémologique
L’utilisateur n’est pas un Candide « vêtu de candeur et lin blanc » : il est un sujet pensant, une conscience ouverte sur le monde qui l’entoure. Deux problèmes essentiels s’opposent à sa volonté de migrer : d’une part, l’incertitude liée à l’inconnu, telle que nous l’avons analysé précédemment ; et ce que l’on nomme présupposé en sociologie ou doxa en philosophie.
La doxa est l’ensemble des idées préconçues, des préjugés populaires qui forment le substrat de toute communication et a fortiori de toute réflexion, ensemble qui peut varier selon les utilisateurs. Il faut entendre par doxa les « on-dit » noyés dans les flots d’information que nous percevons et enregistrons inconsciemment. Imaginons qu’un utilisateur dépourvu de toutes connaissances sur les environnements de bureau effectue une recherche sur Google sur KDE et GNOME. Si la doxa, l’opinion communément admise, veut que la majorité des informations soient en défaveur de l’un ou de l’autre, l’utilisateur n’aura pas les outils nécessaires pour réaliser un examen critique : le vraisemblable triomphera du vrai.
Le rôle de l’incitateur à la migration est justement d’accompagner le migrant dans une démarche épistémologique : objectiver les connaissances dont il dispose, analyser sa méthode de raisonnement pour y déceler les failles, et tenter d’introduire une réflexion sur les moyens d’atteindre la vérité. Concrètement, il s’agira pour l’incitateur d’instaurer un dialogue avec le migrant sur les conceptions qu’il a du nouvel environnement proposé, de lui poser des questions sur des notions galvaudées, et de tenter de répondre en considérant sa situation :
— « Linux est-il plus difficile que Windows ?
— Non, Linux est à la fois différent et semblable à Windows : mais rassures-toi, les personnes qui l’ont conçu ont pensé à faire les choses simples pour que tu t’y retrouves et que tu le découvres progressivement. Et n’oublie pas que je suis à ta disposition pour t’aider dans ta migration. »
[1] L’illustration est un détail d’une photographie d’Arbron, intitulée Transparent Laptop, sous licence Creative Commons BY et issue de Flickr.
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Commentaires
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Vaincre la peur du libre
, le 17 avril 2006 par Nico
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> Vaincre la peur du libre
, le 24 août 2005 par Sebastien
(0 rép.)
> Vaincre la peur du libre
, le 24 juillet 2005 par dodovolant
(1 rép.)
> Vaincre la peur du libre
, le 20 juillet 2005 par NoooZ
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De la satisfaction propédeutique au désarroi langagier...
, le 19 juillet 2005
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> Vaincre la peur du libre
, le 19 juillet 2005 par knackko
(2 rép.)
> Vaincre la peur du libre : les LiveCD
, le 18 juillet 2005
(1 rép.)
> Vaincre la peur du libre
, le 18 juillet 2005
(2 rép.)
> Vaincre la peur du libre
, le 18 juillet 2005 par jules
(0 rép.)
Même Etienne Chouard n’est pas épargné !
, le 17 juillet 2005 par Francis P.
(2 rép.)
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